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11 Rue des Corneilles

La plus grande rue de la Cité était aussi, racontait-on, la plus importante de toutes : c’était celle qui figurait les aiguilles de la grande Horloge. La voie partait du centre pour monter jusqu’à Minuit, à la Porte de tous les possibles. Voilà pourquoi de nombreuses histoires y circulent, racontées le soir à la veillée, ou bien à voix basse comme si on les craignait. Je me souviens de l’une d’entre elles en particulier, liée à une bâtisse de cette rue.

C’était la maison du milieu, celle qui penchait légèrement vers l’arrière – on l’appelait la maison-Pise. La nuit, les voisins entendaient quelque chose, un chant peut-être, une comptine murmurée par une voix d’enfant. Mais il n’y avait pas d’enfants, seulement un homme qui vivait seul. Les nuits de pleine lune, l’on apercevait un cauchemar perché sur le toit, le sien peut-être. Il venait lui rendre visite. Le matin, quand l’étoile Kala s’endormait là-haut, on retrouvait des tuiles tombées sur le trottoir, devant la porte.

L’habitant de cette maison ne s’en formalisait jamais. Il sortait de chez lui, scrutait le sol et s’emparait de ces tuiles échouées avec un sourire avant de les mettre à l’abri quelque part à l’intérieur. Personne ne comprenait pourquoi il agissait ainsi ; le cauchemar perché sur le toit devait avoir de l’importance à ses yeux, voilà tout.

Un jour, un voisin curieux se risqua à lui poser la question : « pourquoi ramasser ces tuiles ? Que représente ce cauchemar ? » Le propriétaire de la maison sourit de plus belle. Il répondit avec une joie étrange : « vous l’entendez, non, la chanson ? La mélodie de l’enfant. C’est lui, là-haut, qui la chante. Son ombre. Je crois que nous partageons les mêmes rêves. » Il n’ajouta rien et s’en alla en chantonnant.

Bien plus tard, il invita le voisin curieux à prendre un verre chez lui, et ce dernier découvrit les tuiles dans le salon, délicates feuilles d’ardoise tapissant le mur. Dessus, à la craie, quelqu’un avait dessiné des constellations. Le voisin observa ces esquisses en demeurant muet, stupéfait, puis il se tourna vers l’homme et lui dit : « c’est un enfant ? Le vôtre ? »

« Oui, répondit son interlocuteur. Je ne me souviens pas de lui, mais lui, si. Il me le dit dans mes rêves. Il me dit : ‘c’était avant l’Oubli.’ Alors j’attends que l’Oubli me rende son souvenir. »

Comme le voisin le regarde avec tristesse, il ajoute : « je ne ressens pas de peine. Pas de chagrin. Juste de l’impatience de découvrir qui est cette ombre, espérant qu’elle se dévoile un jour prochain. En attendant, je garde pour elle les morceaux de ciel qu’elle décroche, pour qu’elle y dessine ses étoiles. »

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Il est probable que cette histoire ait été écrite par Sam pour rendre hommage au père de son ami Frank.

Le 11 Rue des Corneilles