Histoire cachee : Le Jardin Secret
J’ai cru rêver, mais non, en vérité : te voilà, qui que tu sois. Sois le bienvenu, Nocturne. Tu viens de découvrir un lieu dont on a oublié l’existence, un temple sous le temple, le jardin souterrain du Mausolée. Entre, n’aie pas peur. Quitte ce tunnel et rejoins-moi. Tu le vois, tu ne peux plus remonter à présent, tu devras me suivre afin de regagner la surface. En attendant, et si nous nous promenions ?
Tu me demandes : où sommes-nous ? Il ne reste guère que deux ou trois Nocturnes pour connaître ce lieu ancien et caché, et je suis la seule à m’y glisser de temps à autre. Je sais le chemin à travers le dédale du Mausolée, et si mes compagnons dans le secret s’y rendent à leur tour, je ne les rencontre jamais. Le jardinier de la Cité de Minuit en fait partie – tu sais de qui je parle, non ? Comme tous les Nocturnes, tu le connais sous le nom de Celui-qui-parle-aux-arbres… Il me raconta, un jour, avoir enterré son nom véritable dans les racines d’un de ces flamboyants rosiers que tu admires en cet instant, dans l’humus à ses pieds. Un nom abandonné, planté comme une graine, éclos dans le parfum de ses fleurs… J’ignore pourquoi il procéda ainsi. Mais nous savons, toi et moi, combien les noms peuvent s’avérer lourds à porter. C’est pour cela que je ne te demande pas le tien.
Quel est cet endroit, alors ? Quel est ce lieu secret, cette étendue d’herbes folles et de rosiers grimpants, d’ajoncs et de fougères, de lierre et de ronces sous la pierre ? Une cave, à n’en pas douter, un souterrain dissimulé, ou bien peut-être l’ancien lit d’une rivière. Vert sombre et bleu nuit à perte de vue, rochers noirs en guise d’orée, l’ombre d’une porte tout au fond, et ce passage obstrué par une haie, celui que tu viens d’emprunter.
Je le surnomme le jardin secret, bien que j’ignore quelle est sa désignation officielle, ou son utilité. Une roseraie, ainsi que tu peux le constater, du moins la zone dans laquelle nous nous situons ; sous l’arche de pierre qui affleure au loin, tu trouveras des prunelliers. Oui, des arbres-rêveurs ont survécu à l’arrêt de la grande Horloge, grâce au patient travail de Celui-qui-parle-aux-arbres. Là-haut, il permit aux massifs de la Grande Place de reprendre vie et, une fois cette tâche achevée, il descendit ici afin de prodiguer des soins aux arbres agonisants. Quelle tragédie… J’entendais, de là-haut, les gémissements de leurs fleurs. Si le rêve se mourait dans la Cité de Minuit, comment allions-nous subsister ? Mais le rêve n’est pas éteint. Ni l’Horloge, ni la Cité. Le rêve ne s’éteint jamais.
Arrêtons-nous quelques minutes. Regarde autour de toi. Sais-tu où nous nous trouvons ?
Au centre, oui. Au centre exact de la Cité. Au-dessus de nos têtes, si ce ciel de pierre noire qui nous recouvre devait se faire transparent, nous distinguerions les rouages de la grande Horloge, sa machinerie et ses aiguilles de verre ; quelques étages plus haut, nous pourrions peut-être apercevoir l’horloge céleste conservée dans le beffroi. L’as-tu déjà vue ? Non ? Il est vrai que les notables empêchent à présent les curieux de l’admirer… Cette horloge est une splendeur d’or et d’aigue-marine, un trésor de minutie et de délicatesse. Je me souviens du jour où son créateur, Albin Céruléa, l’installa, après de longues années circadiennes à la concevoir. L’œuvre d’une vie entière, à n’en pas douter – ce qui n’est pas peu dire, au vu de l’âge de ce cher Albin ! Grâce à lui et à son fils, la Cité échappa à de nombreuses tempêtes d’heures stygiennes. Nous aurions pu disparaître cent fois s’ils ne s’étaient pas consacrés à cette mission.
Nous aurions pu disparaître cent autres fois si les gardiens de ce jardin secret ne s’étaient pas attelés à le sauvegarder, cela dit. Car le rêve régit notre Cité, oui, mais le rêve… d’où vient-il ? D’où vient-il réellement ?
De l’Atlas, certes, du grand Océan dont les eaux imprègnent le désert qui entoure lui-même la Cité, de cet étrange sable noir raffiné auquel nous donnons le nom d’oneirium. Il fait fonctionner nos machines, alimente nos réverbères, rend solides nos immeubles, il nous sert de courants de navigation, il nous permet de conserver notre histoire et nos secrets, et fait même office de magie, quand on sait la maîtriser.
Et si je te disais qu’il existait une autre source de rêve dans ce jardin ? Ce jardin parcouru de racines, troncs et rameaux, fleurs et feuilles, ronces et épines… Pas les roses, non ; leur beauté, leur parfum nous font tourner la tête et le cœur, mais elles demeurent ces trésors éphémères dont on vient admirer la fragilité.
Alors, quoi d’autre ?
Les arbres-rêveurs. Les prunelliers.
L’on raconte que des mondes entiers se tiennent entre leurs branches et les corolles de leurs fleurs immaculées. J’ignore s’il s’agit de la réalité, ou bien d’une légende, mais sois sûr, en revanche, que le rêve de la Cité irrigue ces arbres, et que ces derniers en rejettent à leur tour, imprégnant la terre, les murs, la pierre de notre ville. Celui-qui-parle-aux-arbres prétend qu’ils font tourner la grande Horloge – et la Cité elle-même –, ce qui, à mon sens, ne me paraît pas si incroyable.
Comprends-tu maintenant pourquoi ce jardin doit rester caché ? Il est des lieux que l’on ne peut que découvrir par hasard, et celui-ci en fait partie… et quand nous en dénichons un, nous devons à tout prix garder le secret de son existence sous peine de le voir disparaître.
Cela se produisit, un jour, le sais-tu ? Un Nocturne suivit le même chemin que toi, le tracé sans fin des tunnels et des couloirs souterrains de la Cité, ce tissage sinuant sous le Mausolée. Il emprunta un passage dissimulé dans la cave de son logis, une porte dérobée, il s’y glissa… Il contourna la fosse de l’Abyme, qui s’étend vers le nord – vois, ce mur qui paraît si sombre, plongé dans l’obscurité, tout au fond –, puis il trouva la grille, la descella, et poursuivit sa route jusqu’ici.
Il entra dans la roseraie. Seul. Personne pour l’accompagner, personne pour lui raconter l’histoire… Personne pour le mettre en garde.
Traversant le jardin jusqu’aux prunelliers, il les découvrit jeunes, des arbrisseaux chétifs aux branches noires et menues dépourvues de fleurs, hérissées de timides épines. L’on venait de les semer. Et près de la parcelle encore inoccupée, notre Nocturne aperçut un panier rempli de graines.
Des graines-papillons. Des graines-à-idées. Il suffisait de les planter, vois-tu, de les mettre dans la terre et d’y veiller, pour qu’elles naissent, et grandissent, et s’étendent sous la voûte de pierre, et donnent, à la récolte, des baies sucrées gorgées d’idées. On appelait ces fruits les baies du Démiurge, car il y venait parfois afin de les cueillir.
Mais notre imprudent Nocturne l’ignorait et, en s’emparant du panier rempli de graines, il les réveilla. Les chrysalides s’ouvrirent comme des fleurs dont on retire les pétales, et les papillons de nuit, eux… s’envolèrent.
Des idées disparues. Des rêves avortés, à peine vivants, fauchés dans leur élan. Des histoires jamais racontées. Elles s’éparpillèrent dans les airs, dissoutes sans bruit, sans plainte ; certaines traversèrent le ciel de pierre pour s’élever vers la lumière, rejoindre la surface, cueillies par des Nocturnes. Par le Démiurge lui-même, dit-on, qui vit ces phalènes aux ailes de nuit virevolter sous ses yeux avant de se déliter. La légende aime à raconter qu’il réussit à en capturer une afin de la conserver, mais nous n’en avons trouvé aucune trace – ni de la légende, ni du papillon.
Quant au Nocturne, terrifié, il abandonna le panier et tenta de rebrousser chemin, mais, comme tu as pu le constater en arrivant ici, il est impossible de faire demi-tour : le tunnel, en pente, ne permet que de descendre, pas de remonter. Longtemps, il resta prisonnier de ces murs, captif de ce jardin secret. Des années s’écoulèrent, paraît-il ; des années stygiennes, celles qui font si peur, celles que nous n’étions pas capables de chasser à l’époque et qui ravageaient la Cité de Minuit, la plongeaient dans une interminable tempête grise. Quand, enfin, on entendit ses cris, quand on le délivra, le Nocturne était devenu un vieil homme aux cheveux blancs. Il avait survécu grâce aux fruits des prunelliers, aux rêves qu’il mangeait, et s’était égaré dans une infinité d’univers oniriques. Le corps ancré dans la terre, et l’esprit, lui, en proie à tant de chimères…
Aujourd’hui, le Démiurge ne vient plus ; ce jardin, le sien, est oublié de tous. Le Nocturne, lui, ne s’est pas arrêté – du moins, je crois –, il vit toujours dans son monde. Celui-qui-parle-aux-arbres tente de récupérer des graines de prunellier afin d’en semer de nouveau, mais c’est si difficile de donner naissance aux rêves… Il espère, il espère tant, il ne lâchera pas. Après tout, Celui-qui-parle-aux-arbres n’a jamais abandonné.
Moi ? Je ne suis que de passage. Je récolte les histoires, je les écris. Je suis une Prête-Plume, et c’est mon métier que de cueillir des idées plantées, d’attraper des rêves enfuis. Je m’en empare doucement et les mets à l’abri entre les pages d’un livre. J’y raconterai ta mésaventure, si tu le veux. Le conte d’un Nocturne un peu trop curieux, que ses errances ont conduit dans un jardin secret, celui où on sème à nouveau des graines-à-idées.
Va, maintenant. Retourne à la surface. Je vais t’indiquer le chemin ; la porte que tu vois en face de toi te mènera au couloir de l’Abyme, où tu trouveras un escalier. Je ne t’empêcherai pas de revenir si tu le souhaites, mais ne descends pas seul, attends-moi au Mausolée. Il me reste encore tant d’histoires à raconter.
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