La Maison des Epines
Scène supplémentaire qui apparaissait après la fin de la Maison des Épines
« Il n’y aura personne, ce soir », énonce Richard en regagnant les cuisines.
Son épouse, Fern, acquiesce, avant de reporter son attention sur les miches de pain qu’elle entrepose dans la réserve. Ses gestes demeurent précis et rapides ; Richard a toujours aimé la poésie de ses doigts fins couverts de cales, même s’il ne l’avouera jamais. Il fait semblant de ne pas voir le regard complice qu’elle lui lance, ni le sourire qui s’affiche sur son visage.
« Je veillerai tard, reprend-il. Au cas où.
— M’est avis que personne ne se risquera à sortir par ce temps, mais je sais que rien ne te fera changer d’avis, Huddleston.
— Tu me connais si bien, Huddleston. »
Le sourire de Fern s’élargit. Puis elle abandonne les pains et se rend dans la salle à manger de l’auberge, déserte alors que l’heure est à l’affluence d’ordinaire. Richard la suit. Les tables vides le désolent un peu, mais il préfère cela à des clients prêts à tout pour reprendre la route au mépris de toute prudence.
La tempête de neige s’est levée en fin de soirée, lorsque le soleil disparaissait derrière les bois. En l’espace d’une heure à peine, elle a recouvert le paysage d’une épaisse couche blanche, le balayant d’un vent glacial propre à geler quiconque oserait mettre le pied dehors ; et puisque l’auberge se situe à des miles du plus proche village, voyager dans ces conditions relèverait du suicide. Oh, oui, bien sûr, cela arrive souvent, bien plus qu’on ne le croit. Richard ne compte plus les téméraires inconscients du danger qui veulent à tout prix reprendre la route, peu importe ce qui se passe au-dehors, et s’il parvient à ramener la plupart d’entre eux à la raison, il ignore ce que sont devenus ceux qui n’ont pas écouté ses conseils.
Voilà pourquoi il ne ferme pas son établissement, les nuits de blizzard, et pourquoi il veille tard.
Fern, sa toute jeune épouse, s’amuse toujours de la générosité bourrue dont il fait preuve. Une bienveillance l’air de rien, ainsi qu’elle appelle sa prévenance. Richard, lui, appelle cela du bon sens, mais il aime bien, à dire vrai, quand sa femme le cajole de cette manière. Et puis, les soirs calmes comme celui-ci ne sont pas légion, alors il compte bien en profiter.
Pour s’occuper, il fait le tour de la salle à manger, vérifie les quelques tables dressées, le feu dans la cheminée, le ragoût qui mijote tranquillement au-dessus des flammes. Puis il jette un œil distrait par la fenêtre, avant de se figer.
Là, il y a quelqu’un…
Une silhouette qui se découpe à peine dans l’obscurité de la nuit, rendue visible par la lanterne posée sur le pas de la porte. Tout est plongé dans le noir, le vent souffle furieusement, les flocons tombent dru et sans pitié, mais quelqu’un a malgré tout bravé les éléments. Richard siffle entre ses dents, à la fois agacé et inquiet.
« Fern, je crois qu’il y a quelqu’un dehors », dit-il.
Elle le rejoint et regarde à son tour, avant de se tourner vers lui, effarée. Elle n’a pas le temps de lui demander d’aller voir : son mari ouvre la porte de l’auberge, avance de quelques pas dans l’allée – ce froid, songe-t-il, ce froid… – et interpelle l’imprudent d’une voix forte :
« Avez-vous besoin d’aide ? »
La silhouette s’immobilise, lui permettant ainsi de découvrir à qui il a affaire : une femme âgée, enveloppée d’une cape et s’appuyant sur un bâton, qui marche d’un pas mal assuré. Levant sa lanterne, Richard aperçoit aussi le bandeau sur ses yeux, lui faisant comprendre que cette dame est sans doute aveugle.
« Je crois que je me suis perdue, lance-t-elle d’une voix éraillée. Le vent me désoriente.
— Où comptiez-vous aller ?
— À St. Ewe.
— Vous en êtes loin. »
Il échange un regard avec Fern, puis il demande à la vieille femme, qui s’est avancée jusqu’à lui :
« Vous devriez passer la nuit ici, la tempête ne se calmera pas de sitôt. Nous avons des chambres de libres.
— Mais je n’ai pas de quoi payer.
— Peu importe. Entrez, venez vous mettre à l’abri. »
L’inconnue lui tend la main et Richard s’en empare, la guidant à l’intérieur. Ensuite, il referme la porte avec un soulagement certain. La chaleur l’enveloppe, rassurante.
À la lueur des bougies, la vieillarde paraît plus âgée encore : la peau très pâle et ridée, de longs cheveux blancs, fins et emmêlés, une cape usée. Le vêtement devait être de très bonne facture autrefois, pourtant : un motif de feuilles de frêne est brodé tout le long du revers. En dessous, la robe beige ressemble à celle que porterait une druidesse ou une sorcière, ou même une fée. Soudain, Richard se demande s’il a bien fait d’accueillir cette femme sous son toit, avant de considérer que la laisser vagabonder dehors par ce temps s’avérerait bien pire.
Un silence gêné s’installe alors que la vieille dame avance à tâtons à travers la salle à manger, avant de s’arrêter devant une chaise. Elle sourit, défait la fibule qui retient sa cape, et ce simple geste ramène le couple au présent.
« Tenez, donnez-moi votre manteau, dit alors Fern. Je vais le mettre à sécher près du feu. Asseyez-vous.
— Merci. »
Richard prend le bâton – noueux, en bois clair, sans aucune inscription ni décoration – et le pose à proximité de la visiteuse, de façon à ce qu’elle puisse s’en emparer si besoin. Elle sourit toujours, même lorsqu’elle retire le bandeau sur son visage ; le tissu dévoile des yeux intégralement blancs.
« Je suis Richard, se présente le tenancier. Et voici ma femme, Fern.
— Je me nomme Aislinn. Suis-je la seule cliente, ce soir ?
— Vous êtes la seule personne assez courageuse pour braver ce froid, en tout cas. »
Fern fronce les sourcils, jugeant sans doute son mari indélicat, mais Aislinn s’esclaffe :
« Courageuse, ou folle, n’ayez pas peur des mots !
— Je n’irais pas jusque-là. »
Elle l’intrigue, maintenant. Richard l’observe, ce qu’il ne se permettrait pas de faire avec ses clients d’ordinaire ; ses gestes sont mesurés, ses manières agréables. Il en a vu, des sorcières, au cours de sa vie, et elles étaient toutes revêches, méfiantes, menaçantes. Pas celle-ci. Pour autant, il peine à lui donner un âge. N’est-ce pas là la marque de l’autre monde ?
« Voici de la soupe, pour vous réchauffer, dit Fern en posant un bol devant elle. Et du pain, tout frais de ce matin.
— Merci, jeune fille. »
Aislinn entoure le récipient de ses doigts déformés, sans le boire, peut-être trop chaud. Ou alors, elle ne mange pas du tout. Offrir de la nourriture aux fées est un piège, se souvient Richard : cela les lie aux mortels, qui ne peuvent plus s’en débarrasser.
Des superstitions ! se morigène-t-il. Il songe qu’il devrait la laisser seule. Mais alors qu’il s’apprêtait à regagner les cuisines, elle reprend :
« Vous savez ce que je suis, n’est-ce pas ? »
Il s’y attendait. Il répond, donc, avec une bonne humeur forcée :
« Une banshee ? »
Il ne plaisante qu’à moitié. Et si cette femme était entrée dans sa maison pour lui annoncer sa ruine ? L’étrange sensation de menace qu’il éprouve grandit, mais il n’a pas le temps de la chasser qu’Aislinn rit.
« Vous n’êtes pas le seul à le dire ! s’amuse-t-elle. Non, je n’ai rien d’une représentante du bon peuple, rassurez-vous. Je ne suis qu’une vieille solitaire que ses pas conduisent toujours là où elle doit être.
— Et où comptiez-vous aller ?
— À un rendez-vous, avec une personne très aimée. »
Elle boit une gorgée de soupe, avant d’ajouter :
« Je suis voyante, en réalité. Et pour vous remercier de votre hospitalité, je vais vous offrir une réponse à la question que vous vous posez depuis quelque temps. »
Surpris, Richard se redresse, tandis que Fern hausse les sourcils. Elle s’était approchée et écoutait sans rien dire, avec un rien de méfiance.
« Que voulez-vous dire ? souffle-t-elle.
— Je sais que vous attendez un enfant. Et je sais aussi que vous espérez partir, quitter cet endroit et vous installer ailleurs. Vous ignorez tout simplement où. »
De nouveau, un échange de regard entre époux. Richard n’a pas besoin de se demander ce qu’en pense Fern, qui le fixe, une main posée sur son ventre. Personne n’est au courant, pour sa grossesse, qui ne se voit pas encore.
Ils en parlent depuis des semaines. Oui, ils voudraient partir. Ces terres, s’ils y ont toujours vécu, sont devenues difficiles à aimer. La rudesse de leur existence les pousse à s’en aller, un projet dans lequel ils mettent tant d’espoir, mais la peur érode leur rêve. Surtout avec un enfant à venir, et chaque jour qui passe rendrait l’entreprise plus risquée, à mesure que la venue au monde s’annonce.
Ils ne devraient pas la croire, ils devraient se méfier, mais c’est plus fort qu’eux : ils ont besoin de savoir. Peu importe, alors, qu’il s’agisse réellement d’une fée. Surtout si elle leur offre un paiement, devenant leur obligée.
« Vous avez raison, dit Fern. Vous avez raison. Dites-nous où aller, s’il vous plaît. »
Le ton est implorant, plein d’espoir. Aislinn le perçoit ; elle lève la tête, ses yeux aveugles se posent sur eux, faisant battre plus fort le cœur de Richard.
« Donnez-moi une carte », demande alors la vieille femme.
Sans un mot, il se précipite à l’étage, dans leurs appartements, où il récupère une mappemonde ancienne qu’il tient de ses parents ; il redescend aussitôt, manque de trébucher, puis il déroule le plan sur la table.
La vieillarde laisse sa main planer au-dessus, comme si elle cherchait. Comme si elle écoutait. Elle hésite, s’attarde, se rétracte, puis elle pointe un doigt crochu sur une région du pays plutôt lointaine, près de Londres.
« Ici », déclare-t-elle.
Richard ne connaît pas cet endroit, mais il a bien l’intention de se renseigner. Il ira lui-même s’il le faut, afin de découvrir le lieu ; s’agit-il du berceau de sa future famille ? Il l’espère. Il a envie de croire Aislinn en tout cas, et, en regardant Fern, il se rend compte que cette dernière voudrait la croire elle aussi.
Au matin, alors que Richard se réveille, perdu dans le silence d’après la tempête, il se souvient avoir rêvé. Il plantait une graine. L’image le fait sourire, puis il quitte son lit, laissant Fern récupérer de leur courte nuit passée à discuter de leurs projets.
Il se sent heureux. Apaisé, surtout. Comme si quelqu’un avait démêlé pour lui un nœud inextricable qui lui causait des tracas. Il reste tant à faire… Mais il a confiance.
Il décide de remercier une nouvelle fois leur visiteuse, et frappe à la porte de la chambre où elle a dormi. Il n’obtient aucune réponse : la vieille femme est déjà partie.
La dénommée Aislinn, qui ne s’appelle pourtant pas ainsi, part pour son rendez-vous avec, quelque part dans la poitrine, à l’endroit où un cœur devrait battre, une étrange impatience.
Elle en a presque terminé avec cette histoire : les protagonistes sont désormais en place, prêts à exécuter la danse qu’elle a mis des décennies à élaborer. Il ne lui reste plus qu’un fil à couper.
Aislinn songe à Richard et à Fern, abandonnés à leur nouvelle vie quelques heures plus tôt – et quelques siècles. Elle songe aussi à Édouard et à Melchior, à la graine qu’elle leur a donnée, plantée dans une forêt non loin de Londres. Un bond dans le temps plus tard, l’espace d’une respiration, elle est sur le point d’influencer le destin de leurs trois familles, trois lignées, en mettant fin à une autre histoire.
De tous les gestes qu’elle a eus pour la bonne marche de son grand projet, celui-ci fait partie de ceux qui lui font mal, mais parce qu’ils sont nécessaires. Elle pleurera quand elle en aura terminé. Si elle le peut.
Déjà, les contours de New York apparaissent à l’horizon, enveloppés de brouillard. Aislinn quitte la cabine qu’elle occupait à bord du Golden Star comme n’importe quel voyageur, avide de découvrir ce nouveau pays où, dit-on, l’on peut exaucer tous ses rêves, et se mêle à la foule. Elle a revêtu une autre forme, celle d’une jeune femme belle et aisée, avec son teint de porcelaine et ses cheveux blonds si pâles qu’ils en paraissent blancs, ses yeux aux iris d’une couleur étrange, d’or usé. Elle porte une robe au tissu riche, un manteau élégant ; son sourire, rehaussé d’une touche de rouge à lèvres, est étudié. Elle a l’habitude.
Mais avant de déboucher sur le pont, elle bifurque à droite et emprunte un couloir voisin, où elle se glisse en ombre invisible. La moquette feutre le bruit pressé de ses pas. Là, au fond, elle gagne la cabine du capitaine.
Elle y entre, en silence. Elle s’approche du bureau, énorme dans ce minuscule espace, cherche un instant parmi les dossiers empilés, trouve ce qu’elle espérait.
Un rapport consacré à la maintenance du navire. Aislinn le parcourt, concentrée. Elle découvre qu’une inspection est prévue sitôt le Golden Star arrivé à New York ; la liste des éléments à vérifier se déroule sous ses yeux, certains déjà rayés d’un trait, d’autres non.
Elle se demandait si elle hésiterait. Si sa main tremblerait en s’emparant du crayon échoué sur la table de travail, et en barrant les deux mâts de la liste, les retirant de fait du contrôle à venir. Elle se demandait si elle renoncerait.
Non, elle n’hésite pas, et non, elle ne renonce pas. L’accident doit survenir. Aucun autre choix n’est souhaitable.
Abandonnant le dossier, Aislinn quitte la cabine en hâte et emprunte les escaliers qui conduisent au pont, après s’être constitué un masque de bonne humeur un rien béate. La statue de la Liberté, magnifique ange gardien de la cité qui s’offre à eux, les accueille au son de la liesse des passagers. Elle s’y joint, sourit, mais les époques se superposent toujours sous ses yeux et elle ne peut effacer la vision de l’avenir qu’elle vient de provoquer.
Le corps d’Ariane, morte à ses pieds, en même temps que la foule joyeuse.
Les pleurs et les rires, tissés entre eux, le soleil radieux de ce froid jour de septembre et les nuages qui surviendront deux semaines plus tard, lorsque le Golden Star repartira pour la France avec, à son bord, celle qu’Aislinn vient de tuer. Les prévisions de Helena Hiddleston n’auront pas lieu : tant que Sonho restera enfermé dans le rêve, ce dernier ne sortira pas de la maison. Il ne se réveillera pas à Blackthorn Hill avant des décennies.
Aislinn n’a pas renoncé, mais cela n’empêche pas l’amertume de s’installer en elle, comme le germe d’une graine sortie de son sommeil. Qu’elles font mal, ces décisions… Ces nœuds dans la trame, ces fils qu’elle coupe sans vergogne, ces vies qu’elle arrête, ils la hantent, telle une horde de spectres. Et parfois, ces fantômes parlent plus fort.
Elle s’avance vers le bastingage, sur lequel elle pose les mains comme une voyageuse curieuse de découvrir sa destination. Elle sourit encore, mais en elle, il n’y a qu’une pensée, une seule, qu’elle voudrait crier et qu’elle ne peut que réprimer en priant pour que celle à qui elle l’adresse l’entende un jour.
Je suis terriblement désolée de t’infliger ceci à nouveau, dit-elle à Ariane. J’espère que tu me le pardonneras, la prochaine fois que nous nous reverrons.